Amplifiée par la crise économico-sanitaire que nous connaissons depuis le mois de mars dernier, l’utilisation de l’achat public comme levier du soutien et même de relance économique ne cesse de se confirmer. Un tel levier vise aussi à rattraper du temps perdu par des investissements publics quelque peu plombés tant par la première période de confinement que par les élections municipales dont le deuxième tour a été retardé de trois mois.
Une preuve éclatante nous vient de la toute récente loi d’accélération et de simplification de l’action publique - dite « ASAP » -, à laquelle viennent se rajouter d’autres textes adoptés ou en cours de préparation qui ne feront qu’accentuer le phénomène. Cette loi, ou en tout cas certaines de ses dispositions, ayant fait l’objet d’une saisine du Conseil Constitutionnel, il convient bien évidemment de rester prudent sur le caractère définitif des observations ci-après formulées en attendant la décision de ce dernier...qui ne manquera sans doute pas de faire l’objet d’un nouveau commentaire.
L’éclatement des seuils se poursuit. Alors qu’un seuil de 100.000 euros commun à l’ensemble des marchés publics avait été inclus via un amendement au sein d’un projet de loi soumis au Sénat au printemps dernier, amendement finalement retiré du fait de son caractère règlementaire et non-législatif, ce sont les marchés de travaux et eux seuls qui viennent de se voir appliquer un tel seuil via la loi ASAP adoptée les 27 et 28 octobre respectivement par le Sénat et l’Assemblée Nationale. En quelques mois, le seuil en dessous duquel une procédure de publicité et de mise en concurrence ne s’impose pas est donc passé de 25.000 à 40.000 euros HT (décret 2019-1344 du 12 décembre 2019), puis de 40.000 à 70.000 ( pour les marchés de travaux uniquement souscrits jusqu’au 10 juillet 2021, et 100.000 euros s’agissant pour les produits alimentaires livrés avant le 10 décembre 2020- décret 2020-893 du 22 juillet 2020); puis, enfin, de 70.000 à 100.000 euros, toujours uniquement pour les marchés de travaux. Si le passage aux 40.000, déjà relativement contesté à l’époque, avait notamment été justifié par l’accès des PME à la commande publique mais aussi par le fait qu’il s’agissait d’un seuil moyen au regard de ce qui était pratiqué par les autres États membres de l’UE, les deux derniers seuils ont clairement été légitimés par la crise issue de l’épidémie du Covid 19. Ainsi, si le seuil de 100.000 euros pour les marchés de travaux est applicable pour une durée de deux années, c’est en corrélation avec le plan « France Relance » présenté par le gouvernement au début du mois de septembre de 100 milliards d’euros et dont la mise en œuvre s’appuie en partie sur le secteur du bâtiment et des travaux publics dont on connait l’importance pour la bonne santé de notre économie. Maintenant, et même si ces évolutions sont pour la plupart temporaires, les acheteurs vont devoir apprendre à jongler entre tous ces seuils, auxquels se rajoutent outre les seuils européens qui changent tous les deux ans, d’autres seuils exceptionnels comme celui de 100.000 euros également, applicable à titre d’expérimentation aux achats innovants au titre du décret 2018-1225 dit de noël du 24 décembre 2018...
Outre les assouplissements relatifs aux marchés publics réservés aux structures d’insertion de personnes handicapées ou défavorisées, en unifiant des catégories jusque-là distinguées, d’autres sont peut-être moins novateurs. Il en est ainsi de la dispense de procédure pour les marchés de services de représentation en justice par un avocat ainsi que les services de consultation juridique liés à un contentieux-le texte précisant « en vue de la préparation de toute procédure » ou « lorsqu’il existe des signes tangibles et de fortes probabilités que la question sur laquelle porte la consultation fera l’objet d’une telle procédure ». Annoncée depuis un certain temps maintenant, en application de l’évolution de la jurisprudence européenne- CJUE 6 juin 2019, aff C-264/18-, une telle dispense risque cependant de poser de redoutables problèmes de champ d’application - à partir de quel stade juge-t-on qu’une consultation juridique est liée à un contentieux, sachant que toute consultation de ce type a entre autres pour objet de sécuriser un acte ou une décision et donc de prévenir la survenance d’un éventuel contentieux ? Il en est également de même s’agissant de la pérennisation de mesures de simplification adoptées pendant la crise sanitaire, s’agissant en l’espèce de l’impossibilité de rejeter la candidature pour ce fait d’une entreprise en redressement judiciaire et du quota de 10% de PME dans les marchés publics globaux. Certains assouplissements peuvent apparaitre plus délicats à interpréter. Il en est ainsi de la création d’un dispositif de circonstances exceptionnelles. L’idée ici est que le pouvoir règlementaire - et non l’acheteur lui-même - puisse assouplir les règles applicables à la passation (aménagement des délais et des conditions de remise des offres, etc…), et à l’exécution (prolongation des contrats et des délais, exonération des pénalités de retard notamment), comme celles édictées pendant la première période du confinement. Ce n’est donc pas l’acheteur lui-même - ce qui est somme toute assez logique - qui interviendra sur la définition et les conséquences des circonstances exceptionnelles. Et il en sera de même s’agissant de l’assouplissement voire de la dispense des procédures pour motif d’intérêt général. Là encore, l’objectif affiché est de permettre à l’exécutif de prendre un décret en Conseil d’Etat dans le but de justifier la passation de contrats sans publicité ni mise en concurrence, afin notamment de pouvoir acheter en urgence des équipements indispensables dans le domaine de la santé.
Sur ces deux dernières mesures, ce ne sera pas l’acheteur qui aura la main, en tout cas s’agissant de la définition et de l’appréciation des circonstances exceptionnelles et de l’intérêt général. C’est tout de même lui qui devra mettre en musique les procédures - ou les non-procédures - qui découleront des choix effectués par l’exécutif. Au-delà de ça, les acheteurs sont concernés par un certain nombre de textes récemment adoptés ou à venir, et sont plus que jamais en première ligne dans les politiques publiques de soutien à l’économie. Il en est ainsi de la loi 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire qui comporte quelques mesures à l’attention des acheteurs publics, de la passation de marchés plus verts (en limitant voire supprimant par exemple le plastique) au fait de privilégier les constructions temporaires ou encore les biens recyclés ou issus du réemploi. Il en est également de la transposition en cours de la directive 2019/1161 du 20 juin 2019 relative à la promotion des véhicules de transport routier propres et économes en énergie, qui va renforcer la part minimale de véhicules propres dans tous leurs contrats d’achat ainsi que dans les contrats de transport de voyageurs mais aussi de collecte des ordures. De telles contraintes seront encore renforcées une fois de la révision des CCAG, qui devrait entrer en vigueur le 1er avril 2021. Au-delà de leur nécessaire actualisation afin de prendre en compte les évolutions législatives, règlementaires et jurisprudentielles intervenues depuis leur réforme en 2009, il s’agit clairement de faire des 6 CCAG concernés - travaux, FCS, PI, MI, TIC, maitrise d’œuvre - un instrument de politique publique au service de l’accès des PME à la commande publique mais aussi des achats durables. S’agissant de ces derniers, il sera notamment prévu d’imposer au titulaire la production de divers documents - descriptif des chaines d’approvisionnement mobilisées dans le cadre du marché ainsi que des actions menées pour identifier, prévenir et maitriser les risques de violation des droits de l’homme sur l’ensemble de ces chaines d’approvisionnement - et obligations, s’agissant plus particulièrement de l’intégration d’une clause dans les CCAG travaux et FCS précisant les obligations du titulaire (public éligible, modalités de mise en œuvre, pénalités en cas de non-respect...) lorsque les documents particuliers du marché prévoient une clause d’insertion sociale. Cela signifie que les acheteurs devront être particulièrement mobilisés et vigilants quant à la mise en œuvre et au contrôle de ces contraintes. Il leur faudra ainsi un degré d’organisation et de compétence certain pour aller vérifier la maitrise par les candidats des risques de violation des droits de l’homme ainsi que l’application de leur clause d’insertion sociale dans le respect du détail sur lequel ils se sont engagés. En amont, au stade de l’analyse des candidatures et des offres, de telles vérifications s’ajouteront à celles existantes, qui sont quelquefois éloignées des considérations propres à l’achat lui-même, comme par exemple le respect par les candidats de leurs obligations en termes de parité... et en aval, il s’agira ni plus ni moins de mettre en place de solides politiques de contract management, et donc de suivi de l’exécution des marchés publics et concessions tant en termes juridiques que techniques et financiers. On en revient de façon récurrente à la même équation : on en demande toujours plus aux acheteurs publics, ce qui va mécaniquement nécessiter une professionnalisation exponentielle d’un métier ou d’une fonction qui tendent à prendre une place de plus en plus importante au sein des collectivités publiques et para publiques. Espérons juste que cette équation ne soit pas une nouvelle représentation de la quadrature du cercle... Jean-Marc PEYRICAL Avocat à la Cour, Maître de Conférences des universités Directeur de l’I.D.P.A. Président de l’APASP, Association Pour l’Achat dans les Services Publics